Pierre Gagnaire

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My Beautiful Seventies
7 min ⋅ 13/05/2024

SOMMAIRE

1. Édito. Meilleurs vieux de bonheur.
2. Rencontre avec Pierre Gagnaire, le chef aux 12 étoiles.
3. Revue de presbyte. Êtes-vous un perennial ? Écologie : les boomers aussi.
4. À votre santé ! Le romarin, c’est bon pour le teint. Grisonner en zone bleue.
5. Vieux et golri. Le complot vieux.
6. Les 70e rugissants : Albert et Charles
7. MBS a aimé. Un roman, Le barman du Ritz de Philippe Collin. Un essai graphique, La Faim de l’histoire, de Aitor Alfonso et Jul.

Meilleurs vieux de bonheur. 

Selon l'Organisation Mondiale de la Santé, l'âgisme, qui est la somme des stéréotypes liés à l’âge, est le préjugé le plus répandu et le mieux accepté socialement. Avec des exceptions, heureusement. Au Japon, un pays cher au coeur de Pierre Gagnaire, l’invité de cette newsletter, les vieux sont les rois du pétrole. Un jour férié, le Keirō no hi, la journée du respect, leur est même consacré. Le reste de l’année, ils ne sont ni infantilisés, ni méprisés, ni exclus, mais considérés comme des individus normaux. Ce qui est un minimum. Ailleurs sur la planète, à partir de cinquante ans et pas beaucoup plus, c’est plié. Le lent processus de l’invisibilisation, qui atteint surtout les femmes, se met en route, puissant comme un rouleau compresseur. Si t’as passé l’âge, tu dégages. Pas étonnant que le marché du rajeunissement soit en telle expansion.

Alors que si on acceptait enfin l’idée que le vieillissement, le sien, d’abord, celui des autres ensuite, est un processus normal, on gagnerait tous en santé, en années, en argent, et surtout en joie de vivre. Ce qui n’est pas une injonction de plus, mais un fait scientifique, démontré par de nombreux chercheurs. Dans son livre intitulé en français, Cassez Les Codes, Becca Lévy, une gérontologue américaine, propose de tordre le cou aux idées reçues : il n’existe pas, une seule, mais mille façons de vieillir, écrit-elle. Et la meilleure, la plus judicieuse, la plus pourvoyeuse de bonheur, est la vision positive qu’on a de soi-même. Sans se soucier des clichés et autres discriminations qui nous pourrissent. Chère Becca que je ne connais pas, nous sommes parfaitement raccord. Je suis sûre que lorsqu’on verra de plus en plus de Beautiful Centenials décoiffants, comme l’était l’icône new yorkaise Iris Apfel, tout le monde voudra faire partie du club.

PIERRE GAGNAIRE :

“En vieillissant, garder mon regard enfantin est un privilège.” 

Plus qu’un grand chef, et l’un des plus connus au monde, Pierre Gagnaire est un artiste. Un poète qui rêve la cuisine. Un orfèvre passionné depuis près d’un demi-siècle par son métier. Un homme apaisé qui, plusieurs fois au cours de notre entretien, a rendu hommage à sa femme, l’écrivaine Sylvie Le Bihan et à leur famille recomposée. Cette rencontre au Balzac son restaurant parisien emblématique, volée à son agenda surchargé, on aurait aimé la prolonger, si ce n’est que l’heure tournait à toute allure et que le service du soir allait bientôt commencer. Mais pendant ce moment passé ensemble, à « la table du Chef », vue plongeante sur les cuisines, il a eu cette courtoisie extrême d’être tout à fait présent et de répondre sans tricher. Pour lui non plus, raccrocher son tablier n'est pas encore au menu.

 

Pierre Gagnaire, 12 étoiles, 13 restaurants dans le monde entier.     Pierre Gagnaire, 12 étoiles, 13 restaurants dans le monde entier.

Michèle Fitoussi : Vous avez 74 ans à l’état-civil. Quel est votre âge ressenti ?

Pierre Gagnaire : En ce qui me concerne, il y a d’abord l’âge de mon corps qui appréhende avec plus de brutalité les contrariétés. Puis l’âge professionnel où j’ai toujours cette inquiétude positive de bien faire. Enfin, le regard des autres qui vous fait sentir, alors que vous ne le ressentez pas spécialement, que vous changez de catégorie.

Michèle : Vous pensez que la vieillesse c’est le regard des autres ?

Pierre : Oui ! Mais en même temps, il y a des choses que je ne fais plus : la course à pied par exemple. Et puis on se regarde, on découvre une ride, une tâche… On sent l’âge aussi dans cette irritation qui vous titille face à des évènements dont vous avez déjà la solution mais qu’il faut expliquer aux autres en passant par des tas de circonvolutions.

Michèle : Est-ce qu’il y a un âge pour raccrocher quand on est chef ?  Vous y pensez ?

Pierre : Oui, il y a un âge et j’y pense tout le temps. Mais je ne sais pas encore comment je vais faire. D’abord avant d’être chef, je suis un chef d’entreprise. Je gère quatre-vingt-dix personnes à Paris et quelques centaines à travers le monde. Alors je me demande comment atterrir intelligemment et arracher le dossard juste avant de devenir un vieux con. Je veux réussir à sortir par la grande porte. Mais nous ne décidons pas, c’est la vie qui décide pour nous. Le destin en quelque sorte. J’en veux pour preuve la rencontre avec Sylvie, ma femme, il y a vingt ans. Je ne pensais jamais rencontrer quelqu'un de si différent de moi, tellement cow-boy, tellement insouciante, parce qu’elle a compris qu’il ne fallait pas perdre de temps. Alors que moi je suis un besogneux, j’ai besoin que tout soit rangé, cadré. Mais en cuisine comme en amour, j’écoute mon instinct.

Quand je ne cuisinerai plus, je pourrais toujours rêver la cuisine.

Michèle. À quelle heure vous levez-vous le matin ?

Pierre : 7 heures moins le quart. Et je me couche vers minuit tous les jours. Parfois un peu plus tard, mais c’est rare.

Michèle : Vous avez cette force physique ? Vous n’êtes jamais fatigué ?

Pierre : J’essaie d’anticiper ma fatigue. Et quand je suis fatigué, je disparais.

Michèle : Y-a-t-il quelque chose que vous ne pouvez plus faire ?

Pierre : Ouvrir des huitres !

Michèle. Et que pourrez-vous toujours faire ?

Pierre : Rêver la cuisine. Je ne suis pas un technicien mais j’ai eu la chance d’avoir été bien entouré pendant 46 ans par un formidable second, qui à travers moi a réussi lui aussi à se réaliser. Il est parti il y a deux ans mais il a transmis son expérience à mon second actuel qui est à mes côtés depuis 27 ans. Grâce à eux mes rêves ont pu se matérialiser.

Michèle : Engageriez-vous quelqu'un de votre âge ?

Pierre : C’est une bonne question, je n’y ai  jamais pensé. Pourquoi pas ? Je pense quand même que ce serait quelqu’un de cabossé par la vie.

Michèle : On dit qu’en vieillissant on se rigidifie ou on se bonifie. Dans quelle catégorie pensez-vous être ?

Pierre : J’espère que je me suis bonifié !

Michèle : Avez-vous envie de laisser des traces ?

Pierre. Non, non, ce serait prétentieux. Je ne veux même pas l’imaginer.

Michèle : Que diriez-vous à votre moi de 20 ans si vous vous trouviez face à lui ?

Pierre : « Tu t’en es plutôt bien sorti compte tenu de ce que la vie t’a mis sur les épaules ».  Mes parents avec leur extrême honnêteté mais aussi leur terreur, leurs angoisses, m’ont transmis la peur mais j’ai réussi à m’en débarrasser.

Michèle : C’est un bagage que vous n’avez pas voulu transmettre à vos enfants ?

Pierre : Je n’ai rien voulu du tout. J’ai d’abord sauvé ma peau. Et en sauvant ma peau je leur ai donné un espace de liberté dans lequel ils ont fait toutes les conneries possibles. Aujourd’hui ce sont des mecs super. Ils se tiennent bien. ils se tiennent droit. Et ça, j’en suis très heureux.

Pierre Gagnaire  dans les années 80.  Un jeune chef à Paris. Pierre Gagnaire dans les années 80. Un jeune chef à Paris.

Je préfère l’exemplarité à la transmission.

Michèle : La transmission pour vous c'est important ?

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My Beautiful Seventies

My Beautiful Seventies

Par Michèle Fitoussi

J’ai eu 20 ans dans les années 70, j’ai travaillé plus de 30 ans à ELLE comme éditorialiste et grand reporter, j’ai écrit une quinzaine d’ouvrages dont Le Ras-le-Bol des Super Women, La Prisonnière, ( avec Malika Oufkir), Helena Rubinstein la femme qui inventa la beauté, Janet, La famille de Pantin. J’ai des enfants, des beaux-enfants et des petits-enfants avec lesquels passer du temps est un cadeau. Féministe universaliste, optimiste tendance lucide, observatrice du monde qui m’entoure, j’essaie toujours l’humour quand ça coince. Et même quand ça ne coince pas. Vieille, peut-être, mais pas que.

Photos Astrid di Crollalanza et collection personnelle.